Sensible Grounds : Communities of Oblivion
Bétonsalon — centre d’art et de recherche
invite
Sensible Grounds : Communities of Oblivion
Une assemblée : projections, performances, traductions, conversations, publications
Par Ayreen Anastas et Rene Gabri
Curatrice : Azar Mahmoudian
14, 15 et 16 décembre 2021
En 2007, Ayreen Anastas et Rene Gabri étaient à Paris avec leur ami François Bucher. Ils y cherchaient et y projetaient des films produits en France dans les années 1960. L’un·e quitta Paris pour la République autonome d’Artsakh, fondée treize ans plus tôt et plus connue sous l’ère soviétique comme le Haut-Karabakh, pour enquêter sur les conditions de vie une décennie après la sortie d’un long conflit armé pour l’autodérmination au début des années 1990. L’autre entrepris un voyage avec l’objectif d’adapter l’œuvre de Nietzsche Ainsi Parlait Zarathoustra au monde arabophone contemporain.
En 2021, en pleine pandémie, Ayreen Anastas et Rene Gabri reviennent à Paris présenter leurs derniers films, fruits de leurs travaux de ces dernières années. Le premier, Black Bach Artsakh, s’entend comme un essai musical en réponse à l’invasion du Haut-Karabakh par les forces armées azéris et turques au lourd bilan côté arménien : 4000 victimes et 60000 exilé·es, contraint·es à abandonner leur foyer et la terre de leurs ancêtres. Le second, An Untimely Film for Every One and No One, réalisé avec le regretté Jean-Luc Nancy, tente de donner corps à une rencontre entre Nietzsche et les mondes arabes au lendemain des révolutions de 2011, dans leur confrontations avec les formes organisés de la violence d’État.
Ces films s’inscrivent dans la programmation de la Conference in Shards [« Conférence en Éclats » ] (cycle de conférences imaginé par les artistes). Assemblage fragmenté de films, de performances et de conversations brèves, ce cycle tente de comprendre le monde, de ré-imaginer le vivre-ensemble à travers l’expression de positions et d’expériences singulières.
Communities of Oblivion est le titre de son édition parisienne. Elle tournera autour de la question suivante : peut-on affronter les défis existentiels actuels qui s’opposent à l’être humain sur Terre sans tenir compte des profondes blessures du passé ou des pratiques et des infrastructures de l’oubli qui légitiment et pérennisent les violences d’aujourd’hui à travers le monde ? Comment affronter ces états et leurs communautés construites sur l’oubli quand leur arrogance, leur suprématie, leur pouvoir et leur richesse reposent sur des siècles de colonisation, de racialisation, d’asservissement, de sexisme, de coercition, de conversion, d’endoctrinement, d’enfermement, de spoliation, d’exposition, d’exploitation, d’arrachement et d’autres outils de violence organisée ? Recentrer la question autour de l’idée de communauté telle que l’a posée Jean-Luc Nancy dans son ouvrage La Communauté désoeuvrée est une façon de prolonger l’idée de L’Entretien infini, formulée par l’un de ses contemporains disparus, Maurice Blanchot.
À mesure que le temps et la mémoire se déploient, les conflits politiques contemporains semblent répéter le passé. Comment éviter de décrire ces expériences « chroniques » comme des failles pathologiques ? Comment ne pas occulter ces batailles derrière la continuité de l’Histoire ? Tentons de concevoir cet aspect chronique comme un étirement du temps et envisageons ainsi une multiplicité de rythmes et d’acteur·rices. Un tel point de vue permet de considérer ces liens transhistoriques comme des points d’accroche, de rencontre et de convergence des luttes.
Dernièrement, cette conférence a permis de projeter les films Inhale à la Fundació Antoni Tàpies à Barcelone, That’s How We Undo It au Lux à Londres et Tuning Into the Rhythms of the Chronic à la Nida Art Colony à Neringa, en Lituanie.
Ce programme est présenté dans le cadre du projet de la Commission Européenne organisé par l’ENSAD et Bétonsalon – centre d’art et de recherche à Paris 4Cs : from Conflict to Conviviality through Creativity and Culture. Le 4Cs a été co-fondé par Europe Créative (2017-2021) sous la coordination de l’Universadade Católica Portuguesa de Lisbonne.
PROGRAMME
Mardi 14 Décembre à 19h
Projection suivie d’une discussion
Ayreen Anastas et Rene Gabri, Black Bach Artsakh, 2021
150 min
Arménien, anglais – Sous-titrage français
Doublage en français performé en direct par Mélanie Nittis et Gérard Der Haroutiounian. Traduction en français de Carla Bottiglieri.
Black Bach Artsakh est le nom d’un monde. Un monde qui vit dans le film et en tant que film. Non seulement ceux·elles qui le visionnent l’habitent, mais il·elles prennent soin de lui et assurent sa survie en le regardant. Ainsi, ce film n’est pas qu’une forme de résistance aux oppresseur·e·s et à ceux·elles qui nient le génocide arménien et continuent de le justifier : c’est un film qui se situe au-delà d’elleux.
Si un film est un document, il doit alors porter la marque d’un lieu et d’un instant précis. Ce film rappelle les évènements qui se sont tenus dans l’Artsakh en 2007, exactement 13 ans après la fin des violences contre les habitant·es arménien·nes du Haut-Karabakh qui luttaient pour leur liberté et leur souveraineté et 13 ans exactement avant l’invasion, en 2020, par le gouvernement autoritaire d’Azerbaïdjan, aidé par l’armée turque et plusieurs milliers de mercenaires syrien·nes afin de conquérir et de placer ce territoire sous son contrôle.
Un film comme un témoignage est capable de déstabiliser toute position de souveraineté ; c’est ce que revendique ce film. Il vit dans un temps qui n’est ni celui, linéaire, de l’Histoire, ni celui de la fiction, mais un temps proche de l’éternité. Le choix de la bande-son s’est donc tout naturellement porté vers Johann Sebastian Bach.
Mercredi 15 Décembre à 17h
Projection suivie d’une discussion
Ayreen Anastas et Rene Gabri, Untimely Film for Every One and No One, 2018
90 min
Anglais, allemand, français, arabe – Sous-titrage anglais
En 2007, Ayreen Anastas a voyagé en Algérie, en Égypte, en Jordanie, au Liban, au Maroc, en Syrie et en Tunisie, collectant des images pour un projet alors appelé A Film For Every One and No One. L’artiste l’avait imaginé comme une adaptation de l’œuvre de Nietzsche Ainsi parlait Zarathoustra dans le monde arabe contemporain. Depuis le tournage de ces images, une grande partie de cette région et du monde a basculé dans une période de troubles. Ces images ont pris un intérêt, un sens et une force toute autre. Le film demeurait inachevé. Avec l’aide de Rene Gabri et du philosophe Jean-Luc Nancy, l’artiste a tenté d’aboutir à une version intempestive de l’œuvre. Nietzsche considère l’intempestif comme le fait qu’une chose ne relève ni des goûts, ni des attentes ni des méthodes propres à leur époque. Alors que la version originale du film confrontait l’écriture et la pensée de Nietzsche aux conditions de vie contemporaines dans le monde arabe, cette version confronte sa pensée et son écriture à la chute et au chaos dans le monde arabe. Elle a pour trame historique le trou noir qui n’a cessé de s’étendre pendant les dix années qui ont suivi le voyage initial.
19h – Intervention de Françoise Vergès
Approche de Communities of Oblivion par le prisme de l’histoire coloniale française et les principes du féminisme décolonial.
http://centreparrhesia.org/shards/letter_to_f.htm
Jeudi 16 Décembre à 16h
Projection suivie d’une intervention
Ayreen Anastas et Rene Gabri, Black Bach Artsakh, 2021
150 min
Arménien, anglais – Sous-titrage français
Doublage en français des passages parlés en direct par Mélanie Nittis et Gérard Der Haroutiounian.
19h – Intervention de Raymond Kévorkian
Approche de Communities of Oblivion : l’après-génocide arménien et les infrastructures de l’oubli, la persistance du déni.
https://centreparrhesia.org/shards/letter_to_r.htm
BIOGRAPHIES
Ayreen Anastas et Rene Gabri
Ayreen Anastas et Rene Gabri n’affectionnent pas le concept de biographie ; la biographie ayant tendance à être l’expression d’une forme étroite d’identité et de vécu et à être réduite à la force d’une plume. L’affranchissement temporaire de ses codes permettrait au genre biographique une expression plus profonde, plus poétique que celle qui répond aux codes classiques et d’éviter ainsi un certain fatalisme. Si le ou les sujets dont on parlait ne s’inscrivaient pas dans cette logique intériorité/extériorité, cause/effet, volonté/action, origine/finalité, comment construire une biographie ? En mettant de côté la question du succès, on pourrait axer une biographie différemment : qu’est-ce qu’un accomplissement dans la vie ? Peut-on l’attribuer à un·e individu ? Est-ce que cela réside en l’individu ? Quand les conditions extérieures (l’air, l’eau, le régime, le contexte historique, social, politique, géographique) entrent-elles en considération ? Et qu’en est-il lorsque la vie ressemble plus à un entrelacement d’évènements, d’actions, de transformations, d’états temporaires plus ou moins glorieux qu’à un fil narratif plat et monotone composé d’un début, d’un milieu et d’une fin ? Une biographie aussi courte répondra difficilement à ces questions, mais son refus de remplir son objectif codifié lui confèrera au moins un potentiel d’abrogation.
Gérard Der Haroutiounian
Gérard Der Haroutiounian est musicologue et enseignant en musique et en histoire des arts. Il joue du târ et ses nombreux séjours en Arménie lui ont permis de développer sa technique auprès du maître Hovannes Darbinian. Il participe à de nombreux ensembles musicaux ainsi qu’à des projets artistiques où il compose pour illustrer des pièces de théâtre et des contes. Il a également suivi des cours de chant lyrique en conservatoire avec Mme Véronique Hazan.
Par ailleurs, il est diplômé de l’université de la Sorbonne depuis 2006 pour ses recherches sur la musique arménienne. À ce titre, il intervient lors de colloques, de conférences et d’émissions radiophoniques : Radio-France (2006) ; Festival Baroque de Pontoise (2010) ; Cité de la Musique à Paris (2012) ; No Border à Brest (2013) ; Colloque International sur Komitas à Paris (2018) ; France Culture avec Yann Lagarde « Komitas gardien du répertoire arménien » (2020)…
Il a également rédigé des articles divers : livret du CD Ararat de Canticum Novum en 2017 ; Les ombres sonores de Tina Modotti (Paragone, 2018) ; Les Héros arméniens (Campus numérique arménien, 2020)…
Raymond H. Kévorkian
Historien, directeur de recherche émérite à l’université Paris 8 Saint-Denis, président de la Fondation Armenian Génocide Museum-Institut (Erevan). Ses travaux portent sur le temps long de l’histoire (commissariat d’expositions et de musées à Byblos et Jérusalem) et le génocide des Arméniens et ses conséquences, et plus généralement les violences de masse.
Dernière publications : Le Génocide des Arméniens, Paris : Odile Jacob, 2006 ; Comprendre le génocide des Arméniens, Paris, Tallandier, 2015 (avec H. Bozarslan, V. Duclert) ; Collective and State Violence in Turkey, The Construction of a National Identity from Empire to Nation-State, New York/Oxford : Berghahn, 2021 (avec S. Astourian).
Azar Mahmoudian
Azar Mahmoudian est une curatrice indépendante. Récemment, elle est à l’origine du programme audiovisuel Sensible Grounds dont la programmation 2021 inclut les projections de Inhale à la Fundació Antoni Tàpies à Barcelone, That’s How We Undo It au Lux à Londres et Tuning Into the Rhythms of the Chronic à la Nida Art Colony en Lituanie. On y retrouve les notions de liens transhistoriques et de concrétisation physique de la mémoire et du temps intergénérationnel, déjà présentes dans d’autres projets tels que When Legacies Become Debts présenté aux Mosaic Rooms de Londres en 2019. Elle s’engage dans la création d’espaces et dans la pédagogie expérimentale, dans des projets à long terme, et utilise la technologie des capteurs sensoriels dans les panneaux explicatifs de ses expositions. De 2017 à 2020, elle est la co-curatrice de Shifting Panoramas, un programme de bourses de création, de séminaires et de résidences au Musée d’Art Contemporain de Téhéran (TMOCA) mais également hors-les-murs dans la capitale Iranienne et à Berlin au KW Institute for Contemporary Art et au Deutsches Architektur Zentrum (DAZ). De 2010 à 2015, elle co-dirige Kaf, un espace collectif à Téhéran. En 2020, elle lance le programme d’étude indépendant A Summer School : For a Summer Yet to Come à Téhéran.
Mélanie Nittis
Helléniste et ethnomusicologue, Mélanie Nittis est chargée de cours à l’INALCO sur les arts en Grèce, ainsi qu’en ethnomusicologie de l’Europe centrale et orientale. Elle est membre de la Société Française d’Ethnomusicologie (SFE) et de la Société d’Études Néohelléniques (SEN) dont elle est actuellement la secrétaire. Elle est également chercheur associé au Centre d’Étude et de Recherche sur les Littératures et les Oralités du Monde (CERLOM).
Lauréate du Prix de la Maison des Cultures du Monde en 2014, elle a soutenu en septembre 2020 sa thèse de doctorat intitulée L’improvisation poétique chantée à Olympos (Karpathos, Grèce) : dynamiques contemporaines d’un rituel paraliturgique. Pour ce travail, elle vient d’obtenir un prix solennel de thèse de la Chancellerie des Universités.
Françoise Vergès
Écrivaine, activiste, féministe, éducatrice public, curatrice indépendante.
Dernière publication : De la violence coloniale dans l’espace public, Paris, Shed Publishing, 2021.
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