On ne se souvient que des photographies
- Vue de l’exposition "On ne se souvient que des photographies". Bétonsalon - Centre d’art et de recherche, Paris, 2013. © Aurélien Mole
« On ne se souvient que des photographies [1] » est une édition exposée. Elle est le fruit de la rencontre et du dialogue entre le Groupe de recherche « l’art moderne et contemporain photographié » (master 1) de l’Ecole du Louvre et le master 2 professionnel Politiques Culturelles de l’Université Paris Diderot – Paris 7 représenté par cinq étudiantes de l’association Politik’art. Confiée aux graphistes François Havegeer et Sacha Léopold connus sous le nom de Syndicat, elle place la démarche de recherche scientifique au centre de son propos et opère comme un processus réflexif in progress. Ce projet rend compte des recherches des dix étudiantes du master 1 de l’Ecole de Louvre accueillies à la Bibliothèque Kandinsky (Centre Pompidou MNAM-CCI). Elles ont travaillé chacune cette année sur un mémoire sous la co-direction de Didier Schulmann, conservateur de la Bibliothèque Kandinsky et de Remi Parcollet, post-doctorant au Labex « Création, Arts et Patrimoine ».
Susan Sontag questionne dans son dernier livre Devant la douleur des autres (2003), l’impact de la photographie sur notre perception des événements historiques et contemporains. Le titre « On ne se souvient que des photographies » est une référence à une citation de l’essayiste, qui insiste sur ce phénomène perceptuel particulier et pourtant rarement abordé : le moment où le souvenir de la représentation se superpose à celui de l’événement au risque de l’effacer.
L’apparition de la photographie et son utilisation pour reproduire des œuvres d’art ou rendre compte des pratiques artistiques a bouleversé bien des repères. Par ailleurs l’archive concernant l’art moderne et contemporain tend de plus en plus aujourd’hui à s’émanciper de son statut purement documentaire. Conséquence de l’évolution processuelle et conceptuelle de l’art depuis les années soixante notamment, son statut côtoie celui de l’œuvre en particulier à travers la photographie.
Cette exposition-édition a pour objet de matérialiser une réflexion non seulement sur la pratique et la production de l’image documentaire, mais encore et surtout, sur l’archive, ses usages, la diffusion et la réception de ces photographies. Elle ambitionne d’interroger le trajet des photos et la circulation des œuvres d’art et des pratiques artistiques à travers différents supports (tirages photographiques, photographie imprimée, livre, catalogue, magazine, revue, carton d’invitation, affiche, carte postale, image numérique…).
Il s’agit d’identifier les causes et les mécanismes du processus de patrimonialisation par la photographie de l’exposition et des œuvres exposées, des pratiques artistiques éphémères, immatérielles ou encore in-situ. Car si la photographie de vue d’exposition, d’atelier, de performance, de danse ou encore de mode est appelée à intégrer pleinement le patrimoine photographique, elle ouvre surtout un champ d’interpellation aux méthodes de l’histoire de l’art, de la critique et en conséquence aux pratiques muséographiques ou curatoriales. Les campagnes de numérisation s’amplifient peu à peu et ces archives photographiques sont confrontées à de nouveaux enjeux, non plus seulement de préservation mais de diffusion et de mise en valeur. Quelles en sont les conséquences en termes artistique, scientifique et pédagogique ?
Sur le plan sociologique, le numérique rend actif et opérationnel le lien, jusqu’alors théorique, entre les deux analyses canoniques de Pierre Bourdieu : celle sur la photographie, « Un art moyen » (1965) et celle sur les musées « L’amour de l’art » (1966) ; le numérique, face aux œuvres et dans les musées, modifie les usages respectifs que le public, les étudiants, les institutions et les artistes eux-mêmes ont de la photographie.
Parmi les différents documents liés à l’exposition et qui serviront par la suite à son analyse, la photographie documentaire apparait comme prépondérante. De fait elle tient une place déterminante dans la plupart des publications récentes sur l’histoire de l’exposition. Les archives institutionnelles comme celles de la Biennale de Venise ou de la documenta à Kassel sont de plus en plus accessibles et permettent à l’historien une relecture de l’histoire de l’art et plus spécifiquement de l’histoire des expositions. Des personnalités apparaissent, témoins privilégiés de ces événements comme les photographes Ugo Mulas ou Gunther Becker, ce dernier développant un style documentaire rigoureux proche de Bernd et Hilla Becher. Leurs subjectivités d’auteurs nécessitent précaution et discernement comme le démontre l’implication du jeune Reiner Ruthenbeck pour documenter la scène artistique de Düsseldorf au début des années soixante avant de devenir pleinement artiste. Le statut de ses images revisitées est aujourd’hui à reconsidérer en regard de sa pratique de sculpteur. Dans le même esprit Mulas est aujourd’hui considéré comme un précurseur du photoconceptualisme avec la série des « vérifications » réalisée à la fin de sa vie, au début des années soixante dix, et qui sont accrochées quarante ans après sur les cimaises du musée au coté des artistes de l’Arte Povera dont il a documenté les œuvres durant toute sa carrière. La documentation de l’art en situation d’exposition nécessite donc d’être contextualisée, et le trajet du document photographique doit être cartographié tant la mise en abyme qu’il implique permet de repenser notre rapport à l’œuvre. Gerhard Richter a récemment utilisé des photographies comme support pour des peintures qui effacent l’espace muséal, des images finalement à l‘origine semblables aux différents reportages muséographiques de sa dernière rétrospective itinérante permettant à l’historien et au critique de comparer les partis pris des trois différents commissaires. Constatons que la photographie malgré ses limites et la subjectivité à laquelle l’artiste voudrait la cantonner a paradoxalement accompagné et rendu possible des pratiques artistiques qui se voulaient impossible à retranscrire par l’image, comme par exemple, la performance ou la danse. Ainsi l’œuvre in situ ou éphémère, comme le graffiti, développe elle aussi un rapport ambigu avec la photographie. Concernant la diffusion mais aussi la conservation de ce type de pratique artistique dont le musée ne peut rendre compte, le rôle de Martha Cooper apparaît aujourd’hui évident. Si les archives institutionnelles trouvent leurs limites avec le statut de la photographie documentaire, les archives privées particulièrement celles des collectionneurs développent certainement des atouts singuliers, particulièrement lorsque les œuvres collectionnées s’organisent en fonction de tendances conceptuelles. Le document devient alors prolongement de la collection. Il faut alors s’intéresser à la posture d’un photographe indépendant comme André Morin, documentant régulièrement les expositions d’art contemporain en galeries ou dans les centres d’art, lorsqu’il s’implique dans le suivi d’une collection privée.
L’expérience de l’œuvre se vit souvent dans l’espace et la photographier implique des choix de point de vue, de cadrage, de lumière. Quand la photographie documente l’exposition ou l’atelier comme lieu de création de l’artiste, elle ne se limite pas à une simple reproduction documentaire. Ainsi les intentions du photographe, malgré sa démarche documentaire, évoluent toujours entre objectivité et subjectivité. Il faut donc prendre en compte le statut d’auteur de ces photographes et considérer ces « documents impliqués » comme une traduction, une retranscription ou encore une interprétation. Ainsi la photographie de danse est une pratique photographique sans être complètement un genre comme le démontre la collaboration entre Pina Bausch et le photographe Guy Delahaye. Par ailleurs la plupart des reportages notamment pour la presse magazine sont les fruits de commandes à des personnalités de la photographie comme Cecil Beaton, William Klein ou encore Juergen Teller. Il est pertinent d’observer l’environnement de la photographie imprimée comme son rapport au texte tout autant que le cadre de sa production et de sa réception. Il est ainsi utile d’observer l’image dans Vogue et Paris Match comme dans ARTnews ou Art d’aujourd’hui. Le magazine de mode comme la revue d’art sont potentiellement des espaces d’exposition. A l’inverse une exposition peut devenir l’espace de l’écriture, du texte. Les grandes expositions internationales construisent progressivement une histoire de l’art exposé. Celle de Paris, en 1937, en exposant l’exposition, ou encore en proposant d’exposer la littérature a été l’occasion de penser la muséographie. L’écrit devient image que l’image décrit.
Remi Parcollet
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- Vue de l’exposition "On ne se souvient que des photographies". Bétonsalon - Centre d’art et de recherche, Paris, 2013. © Aurélien Mole
[1] « Le problème n’est pas qu’on se souvient grâce aux photographies, mais qu’on ne se souvient que des photographies. » Susan Sontag, Devant la douleur des autres, trad. de l’anglais par F. Durant-Bogaert, Paris, Christian Bourgois, 2003, p. 97
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