Ève Chabanon : Le Surplus du non-producteur
Le Surplus du non-producteur est un film à la croisée du documentaire, de la performance et de la fiction. Il prend comme point de départ la difficulté voire l’incapacité de l’artisan, de l’artiste et du praticien culturel en exil à exercer sa pratique face à divers obstacles : techniques d’une part – devant la simple barrière linguistique impliquant l’impossibilité d’expliquer un métier parfois inconnu en France, de présenter des diplômes – ou purement légaux – liés aux droits du travail et à l’impossibilité de présenter des papiers.
Le projet est né en mars 2017 en collaboration avec Fondation Lafayette Anticipation, Thot, La Fabrique Nomade et les Ateliers d’artisans en exil, Mode Estime et Du Pain et des Roses.
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Tandis qu’en économie, le « surplus du producteur » est un montant traduisant la différence entre le prix auquel le producteur est prêt à vendre un bien et le prix obtenu, dans l’écriture du film, les « non-producteurs » représentent autant l’équipe du film que le sujet. Réunissant des lycéens et des praticiens confrontés à l’empêchement de leurs pratiques, le Surplus du non-producteur devient un point de rencontre entre des personnes dont la voix est peu ou pas entendue. De cette collaboration naît un « surplus » qui résonne alors comme un acte de résistance.
Pendant cinq séances, le lycée a été transmué en plateau de tournage avec un chef opérateur, un caméraman, et un perchman. À chacune d’elle, Ève Chabanon a invité un réfugié politique à présenter son parcours et à proposer un atelier en lien direct avec sa pratique.
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AVEC LA PARTICIPATION DE :
Martine Orlue (professeure de français en première littéraire), Lauriane Jumel (professeure de français en seconde générale), Céline Delatouche (professeure d’anglais en seconde générale) et Flora Ramires (professeure d’espagnol en première littéraire).
ÉQUIPE DE TOURNAGE :
Michele Gurrieri (chef opérateur), Pierre Bompy (ingénieur son), Matthieu Deluc (cadreur)
PRODUCTION :
Misia Film
Un grand merci à Violetta Kreimer
COORDINATION DU PROJET :
Mathilde Assier, Fanny Spano
SÉANCE 1 : LUNDI 17 DÉCEMBRE 2018
Ève Chabanon, Olivier Iturerere
Amorcer ce cycle de rencontres avec Olivier Iturerere, réfugié politique venant du Burundi, et producteur de cinéma de profession, interroge d’emblée la question de la difficulté de créer dans un contexte de crise politique. L’échange entre les deux classes du Lycée Julie Victoire-Daubié — une seconde générale et une première littéraire — et Olivier autour de son histoire permit d’incarner une réalité lointaine pour les lycéens.
Le producteur a été réprimé et censuré pour son travail documentaire visant à rendre compte d’un État violent et autoritaire. Dans ces conditions, comment exercer son métier et continuer à documenter une vérité qui ne peut être passée sous silence ?
L’atelier mené par Olivier avec les élèves fut une manière de répondre à cette interrogation en invitant ces derniers à réaliser le portrait d’un de leur camarade sans voir son visage. Répondant au fantasme du plateau de tournage, l’image-portrait, la description, se fait par la narration en filmant un détail : des cheveux à la main, les corps des adolescents devinrent des indices, des bribes d’histoires s’amoncelant.
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Olivier Iturerere, directeur de production
Olivier Iturerere est né au Burundi en 1988. Après ses études en informatique de télécommunication, il crée une maison de production (ITULIVE Media & Communications). En 2013, il réalise son premier film documentaire, Kilo 8, qui reçoit le Grand Prix du jury à la 7e édition du Festival Cinéma et Droits de l’Homme organisé en 2017 par Amnesty international Paris, et qui est sélectionné en 2017 au Festival de Masuku (Gabon). Il produit notamment The Springboard, long-métrage documentaire de Joseph Ndayisenga diffusé sur TV5 Monde, et qui remporte le prix du meilleur documentaire du Festival International du Cinéma et de l’Audiovisuel du Burundi en 2015. En 2016, il participe à une résidence d’écriture à la FEMIS, à Paris. Aujourd’hui, il est appelé Premier Jeune Producteur burundais et dirige Let’s Make Movies, un projet de formation de jeunes cinéphiles en écriture et réalisation de courts-métrages au Burundi avec Umugani Group et Itulive Pictures.
SÉANCE 2 : LUNDI 14 JANVIER 2019
Ève Chabanon, Abdulmajeed Haydar
En retraçant son parcours de scénariste en Syrie, Abdulmajeed Haydar précise qu’il a toujours été « menteur », sa pratique oscillant entre l’imaginaire et le réel. Comment, dès lors, raconter des histoires ? Qui peut en assumer la responsabilité lorsqu’elles s’érigent en vérité pour faire Histoire ? Écrire en tant que scénariste en Syrie est éminemment un acte politique, a fortiori lorsque le discours ne correspond pas aux attentes d’un gouvernement répressif.
Lors de l’atelier mené avec les élèves, Abdulmajeed Haydar partit du constat que l’écriture pouvait être un processus stimulant dans un contexte de guerre et de censure perpétuelles, devenant un système de stratagèmes pour détourner l’autorité et la répression.
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Abdulmajeed Haydar, scénariste
Abdulmajeed Haydar est né en 1960 à Damas. Palestinien de Syrie, il est scénariste pour plusieurs séries à la télévision syrienne, des films de longs et de courts-métrages. Dès 1987, il organise une soirée littéraire et cinématographique dans un camp palestinien en Syrie mais sera très vite sujet à des représailles anti-régime. Les séries réalisées par Abdulmajeed procédant du Drama-interactif (qui consiste à faire intervenir le public par téléphone pour choisir une fin à l’histoire) subirent rapidement la censure des services de renseignements qui y décelaient des informations contre l’État, et furent mises sur liste noire. En 2014, il participe au film documentaire Haunted, de Liwaa Yazji. Il est perpétuellement enclin à l’écriture de nouvelles séries.
SÉANCE 3 : LUNDI 21 JANVIER 2019
Ève Chabanon, Aram Ikram Tastekin
Aram Ikram Tastekin étudia le théâtre au Kurdistan, pays éclaté au sud-est de la Turquie, situé à la frontière de l’Irak, de l’Iran et de la Syrie.
Le rapport à l’école, pour le comédien et documentariste kurde Aram Ikram Tastekin, est lié à l’identité. L’école fut le lieu où il entendit pour la première fois son prénom, et qui lui permit l’obtention de son visa diplomatique afin de poursuivre ses études théâtrales en France. Sauf que l’identité du peuple kurde n’est pas reconnue en Turquie ; et lorsqu’en 2015, la paix entre autorités turques et rebelles kurdes fut rompue, les répressions contre les opposants, les intellectuels et les artistes kurdes s’accentuèrent ; il fut brutalement destitué de son poste de professeur de théâtre, faisant de lui un paria.
Face au régime turc imposant une censure féroce, Aram soulève la question de la diffusion : comment s’exprimer librement sous le joug de la discrimination du discours ? Pour le comédien parlant kurde, turc, anglais, russe et français, la langue et la culture ne peuvent s’ériger en barrières. Ses ateliers d’improvisation théâtrale en huit gestes – en référence aux huit kilomètres aller-retour séparant l’école et le village de son enfance – ou de dialogues en une langue fictive, à imaginer sur le moment, révélèrent aux lycéens la manière dont le corps, au-delà du langage, participe de la construction de l’identité, de la confiance et de l’acceptation de l’autre.
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Aram Ikram Tastekin, acteur
Aram Ikram Tastekin est un acteur, documentariste et activiste. Formé au conservatoire, il est une figure locale de la ville à majorité kurde de Diyarbakir où il enseignait le théâtre dans un centre communautaire kurde. En 2015, il filme les affrontements opposant l’armée turque et les militants du Parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK. Cela lui vaut une première arrestation, puis, après diffusion du documentaire, il devient l’objet d’une enquête pour « propagande terroriste ». Peu avant l’issue du procès, il s’envole pour la France, où il participe à la réalisation d’un festival de musique kurde. Il travaille à faire avancer son projet de comédie musicale en kurde, dans l’attente d’un possible retour à Diyarbakir.
SÉANCE 4 : LUNDI 28 JANVIER 2019
Ève Chabanon, Nassima Shavaeva
Taire et effacer une culture pour se protéger, et finalement lutter contre l’oubli, s’en emparer et la faire revivre. Nassima est chanteuse et danseuse d’origine ouïghoure, une des minorités ethniques musulmanes turcophones vivant en Asie Centrale. À la frontière du Kazakhstan et de l’Ouzbékistan, la région chinoise du Xinjiang s’est constituée en un État policier totalitaire, où les détentions arbitraires visent et condamnent toutes les expressions culturelles ouïghoures, jusqu’aux traditions religieuses et linguistiques.
Face à une parole et une mobilité âprement réprimées, le chant et la danse devinrent une aire de liberté. Rassembler des mots pour raconter son histoire et décrire sa culture aux lycéens s’avéra d’autant plus éprouvant qu’elle n’y avait jamais été autorisée. Elle, qui longtemps n’osa chanter, étouffée par le joug du musellement policier, restitua la culture ouïghoure aux élèves, les invitant à chanter avec elle. De cette résilience née d’une rythmique intérieure réprimée, Nassima a dévoilé la manière dont le chant, comme la danse, peut ouvrir des espaces de liberté, de résistance et de dialogue. Nassima par exemple portera ses robes traditionnelles pour certaines scènes.
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Nassima Shavaeva, chanteuse et danseuse
Nassima Shavaeva grandit dans une famille de musiciens. Elle se souvient danser et chanter dès l’âge de 5 ans. De culture ouïghoure, elle est originaire du Kazakhstan et d’Ouzbékistan, et se produit habituellement avec son conjoint Azamat Abdurakhmanov. Le couple se produit au Kazakhstan dans de nombreux spectacles au Théâtre national ouïghour à Almaty, dans des concerts et shows télévisés. Ils signent un disque en duo : Iaïra. Nassima Shavaeva est installée en France depuis 2016 et cherche depuis à reconstituer son répertoire tout en le faisant évoluer, notamment en s’associant à différents musiciens comme Elie Maalouf ou Wael Alkak.
SÉANCE 5 : LUNDI 4 FÉVRIER 2019
Ève Chabanon, Yara Al Najem
Est-ce possible d’évoquer de la guerre de manière non-violente sans en occulter la gravité ? Graphiste et illustratrice, Yara Al Najem appartient à cette jeunesse syrienne ayant fait basculer un appareil étatique dictatorial et sécuritaire en place depuis 1963.
Lorsqu’en 2011, population syrienne s’est vue accorder un droit d’accès à des sites internet tels que Youtube et Facebook, Yara entrait à l’Université. Face à des lycéens nés avec un Internet du divertissement libre, Yara opposait un réseau virtuel outil de communication et de diffusion d’une situation de crise. Alors que dans nos société occidentales, Facebook apparait comme outil narcissique de cloisonnement communautaire, pour la jeunesse Syrienne et Yara, il s’agissait d’une aire de dialogue et recréation. Dans un pays où la liberté de la presse est asphyxiée et inexistante, Yara vint soutenir combien son activité d’illustratrice-presse, au-delà de la part informative, s’entend singulièrement comme vecteur de joie et d’espoir contre la cruauté et la tyrannie d’un gouvernement dérisoire. Elle évoqua ainsi l’élaboration d’un livret pour enfants conçu comme un mode d’emploi ludique pour éviter les bombes, accompagnés de quelques jeux. Jouer sur le paradoxe du monde réel et le vocabulaire du graphisme, tel était l’enjeu de son atelier affiche, interrogeant par là même le simple impact d’une typographie.
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Yara Al Najem, graphiste
Yara Al Najem est née en 1990 à Al-Sweida, Syrie. Originaire de Damas, elle est diplômée de la Damascus University / Fine Arts Faculty en communication visuelle en 2012, tout en s’engageant dans différentes manifestations étudiantes. Elle participe à de nombreuses expositions, notamment « Al Carama Ela Ayn » en Jordanie en 2012, « Aswat Sorya » en Suisse en 2013, et Imago Mundi en Italie en 2015. Elle travaille en tant que graphiste pour InCoStrat, de 2013 à 2016, et pour Ark Group DMCC, de 2012 à 2013.
SORTIE DU MARDI 12 MARS 2019
Ève Chabanon, Équipe Bétonsalon
Après une séance de restitution avec l’ensemble des deux classes au lycée, les élèves ont pu entr’apercevoir les quelques premières bribes d’un projet poursuivant ses ramifications jusqu’à Wellington, où Ève entamait déjà une nouvelle résidence. En guise de conclusion de cette première étape du projet de film arborescent Le Surplus du non-producteur, les deux classes du lycée Julie-Victoire Daubié ont retrouvé Ève pour une rencontre avec Bétonsalon – Centre d’art et de recherche et son environnement immédiat : l’université Paris-Diderot, et le XIIIe arrondissement. Alors même que le centre d’art présentait l’exposition collective Position latérale de sécurité, les élèves furent invités à pénétrer un espace où leurs perceptions et leur capacité à imaginer furent mises à contribution. Sous la forme d’une enquête aiguisant leur curiosité et leur esprit critique, les élèves s’interrogèrent à travers l’exposition, sur la place de la violence et des conflits dans les relations sociales et politiques. Se saisissant pleinement des lieux, et brisant le prisme d’un art contemporain abscons et inaccessible, la prise en considération de l’autre et du ressenti prit une forme inattendue lorsqu’ils décrochèrent leur téléphone portable pour interroger l’artiste Adrian Mabileau, qui avait laissé son numéro sur l’une de ses installations.
Comme une amorce aux questions urbanistiques et socio-culturelles de l’ancrage territorial abordées dans le projet à venir mené avec le Bondy Blog, les lycéens découvrirent le XIIIe arrondissement et la ZAC Paris Rive Gauche lors d’une déambulation Street Art sensibilisant au patrimoine commun des cultures multiples du Grand Paris. Devant la modernité de ce quartier de science-fiction, l’appropriation de la rue par l’art et les artistes offrit la conscience de la possibilité de se saisir d’un récit historique en train de s’écrire.
Morceau d’histoire sous un ciel libre et dégagé, cette journée de rencontres variées constitua le point d’orgue d’un projet hors-les-murs, un moment d’ouverture et de dépassement réciproque, le piétinement de frontières et de préjugés, freins de la pensée et de la créativité.
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